Débat : comment associer performances environnementale et énergétique dans le bâtiment

Alors que la rénovation thermique des bâtiments fait figure de levier prioritaire du plan de relance post-Covid, cette stratégie a été récemment mise en cause dans la tribune de l’architecte Erik Mootz parue le 12 août dans le Monde : « Nos bâtiments sont obèses quand l’urgence climatique exige une architecture ascétique ». Nous avons proposé à cet expert de la construction bois et à Bruno Peuportier, directeur de recherche à Mines ParisTech, de revenir sur ce débat.

D’énormes volumes de matériaux de construction avec un impact environnemental élevé sont employés pour isoler les bâtiments, appuie ce spécialiste de la construction bois : « Si le gain est mis en avant de manière insistante, le coût environnemental de cette stratégie est un volet abordé beaucoup plus discrètement. Et pour cause : il n’existe aucun modèle fiable qui permette d’évaluer sérieusement le bilan carbone de cette politique » (Le Monde, 12.08.2020). Dans un contexte national où la construction neuve ne concerne chaque année que 1 % du bâti, la rénovation des bâtiments anciens représente un enjeu majeur de la transition écologique du secteur du bâtiment. La production des matériaux de construction a un poids important dans le bilan carbone et plus largement environnemental du BTP, mais il est nécessaire de considérer cet impact tout au long du cycle de vie du bâtiment, notamment sa phase d’exploitation. Depuis les années 1990, le Centre d’Efficacité énergétique des Systèmes de MINES ParisTech développe des outils d’évaluation permettant d’estimer la performance énergétique d’un bâtiment et d’analyser ses impacts tout au long de son cycle de vie. L’équipe de recherche qui articule et améliore ces logiciels est pilotée par Bruno Peuportier, directeur de recherche à Mines ParisTech et du lab recherche environnement. Nous avons interrogé Erik Mootz et Bruno Peuportier pour approfondir et confronter leurs visions.

1. L’efficacité énergétique et la réduction des impacts environnementaux des bâtiments neufs ou réhabilités : ces deux objectifs sont-ils incompatibles ? Dans sa tribune au Monde, Erik Mootz parle de mythologie en désignant les politiques de rénovation énergétique. Faut-il opposer rénovation et construction frugale ?

Erik Mootz : Un mythe moderne, selon Roland Barthes, est un récit trompeur qui suscite l’adhésion d’un groupe capable d’influencer les masses. Proposer une stratégie visant la neutralité carbone en 2050 au travers d’une série de mesures entrainant une surconsommation de produits fortement émissifs de GES et mobilisant un appareil productif dans l’incapacité de se soustraire à la contrainte carbone répond à cette définition.

En revanche, viser la performance énergétique selon des critères de sobriété constitue l’énoncé d’un modèle cohérent pour atteindre la neutralité carbone.

En préambule, il est important de rappeler que le BTP n’est pas compétent pour se substituer à une politique énergétique nationale cohérente capable de produire une énergie intégralement décarbonée. À ce propos, le mix énergétique électrique de notre pays, décarboné à 90%, est envié par la plupart des nations. Seule la capacité collective à produire une énergie décarbonée à 100% permettra de décarboner de manière efficace le bâtiment.

Notre rôle d’ingénieur et d’architecte et notre contribution à la diminution du réchauffement climatique résident dans la proposition de bâtiments « Natural-tech », construits avec des matériaux peu émissifs de GES et capables d’apporter un minimum de confort d’été et d’hiver avec un recours à un apport énergétique exogène décarboné limité aux périodes les plus intenses de l’hiver et de l’été.

Cela passe par l’invention et l’expérimentation de nouveaux types d’enveloppe et d’isolants décarbonés, de nouveaux types de ventilation naturelle, par la conception de volumes et d’espaces sculptés par des simulations thermo-dynamiques, par l’enrichissement technique de la conception bioclimatique – « une conception bioclimatique augmentée » ou « natural-tech ».

L’objectif de neutralité carbone devrait nous inciter à travailler sur les nouvelles limites dans lesquelles un bâtiment décarboné et énergétiquement efficace serait accepté par notre système socio-économique. Proposer de nouvelles normes de confort, de nouvelles règles urbaines, fait aussi partie de ce travail. Nous devons devenir les dépositaires d’un nouveau réalisme en phase avec une nouvelle réalité, celle de l’urgence climatique. C’est notre rôle. C’est notre compétence.

La sobriété concerne aussi le cycle de vie du bâtiment. Nous devons être capables proposer des bâtiments conçus pour ne pas subir de rénovation carbonée tous les 25 ou 30 ans comme c’est le cas aujourd’hui.

Bruno Peuportier : Nous avons effectué le bilan environnemental de milliers de bâtiments : Haussmannien réhabilité ou non, HLM des années 60, résidences BBC, maisons à énergie positive, bureaux, écoles… Les émissions de gaz à effet de serre varient entre 10 et 200 kg CO2 eq. par m2 utile et par an, l’haussmannien non rénové étant par exemple voisin de 100. Les bâtiments les plus performants sur leur cycle de vie, incluant la fabrication des produits de construction, l’étape d’utilisation et la fin de vie, sont énergétiquement performants.

Il s’agit par exemple de maisons à énergie positive, construites dans le cadre du projet COMEPOS associant le CNRS, le CEA et ARMINES ainsi que des constructeurs de maisons individuelles et des industriels. De nombreuses études scientifiques, menées par exemple au sein de l’Agence Internationale de l’Énergie, ont montré que les énergies renouvelables les plus répandues (solaire thermique, éolien, photovoltaïque basé sur le silicium) présentent un bilan environnemental favorable.

Dans le climat de l’Ile-de-France, isoler le mur d’un bâtiment chauffé au gaz avec 10 cm d’isolant économise 200 fois plus de CO2 que ce qui a été émis pour fabriquer cet isolant. Ne pas rénover les bâtiments et miser sur le remplacement des chaudières gaz ou fuel par du chauffage électrique conduirait à une énorme demande de pointe les jours très froids d’hiver, et il ne serait pas économiquement raisonnable de construire des réacteurs nucléaires à dix-neuf milliards d’euros l’unité qui ne fonctionneraient que quelques jours par an. Cela aggraverait aussi la situation de précarité énergétique de nombreux ménages. La rénovation et la construction de bâtiments énergétiquement performants sont nécessaires si on veut répondre sérieusement aux enjeux environnementaux.

L’un des principaux freins à l’amélioration du bilan environnemental des bâtiments est d’ordre économique. Il est possible de comparer et d’associer diverses solutions techniques afin d’optimiser un projet sur des critères de coût, de confort et de performance environnementale. Le coût des modules photovoltaïques a été divisé par 7 en dix ans, ce qui change les résultats. Les bâtiments consomment 70% de l’électricité produite en France : l’écoconception ne peut pas se réduire au choix des matériaux. Les secteurs du bâtiment et de l’énergie sont intimement liés et une gestion en silo n’est pas appropriée. Le BTP doit monter en compétence sur ces sujets, en prenant exemple des bonnes pratiques.

2. La tribune met en avant l’absence d’outils indépendants pour évaluer le coût environnemental de la rénovation et amélioration énergétique des bâtiments. Quelles sont d’après vous les pistes souhaitables pour le développement et la diffusion d’outils fiables ?

Bruno Peuportier : Des outils basés sur la simulation thermique dynamique et l’analyse de cycle de vie existent depuis les années 1990. Ils ont été améliorés au cours du temps et des normes internationales ont été élaborées sur ces bases par le Comité européen de normalisation puis par l’ISO. L’évaluation d’indicateurs concernant le réchauffement climatique est jugée fiable par les organismes internationaux travaillant sur ces questions comme par exemple le centre de recherches européen JRC. Les indicateurs concernant la santé humaine et la biodiversité sont plus incertains, mais donnent déjà les principales tendances afin d’éviter un déplacement de pollution (par exemple éviter de remplacer le réchauffement climatique par la génération de déchets radioactifs). Les fiches de déclaration environnementale et sanitaire sont biaisées sur les aspects de santé et de biodiversité car certaines substances ne sont pas répertoriées. Les outils indépendants existants utilisent des bases de données plus complètes et vérifiées par des experts indépendants. Ils permettent d’évaluer une douzaine d’indicateurs environnementaux et pas seulement les émissions de gaz à effet de serre. Promouvoir la précision des informations et donner davantage la parole aux scientifiques dans les médias aiderait la diffusion de ces outils.

Erik Mootz : Comment établir sérieusement des stratégies environnementales collectives si nous ne disposons pas de modèles fiables pour évaluer leurs impacts environnementaux. Comment être certain que le remède ne sera pas pire que le mal ?

Le problème a deux origines principales :

  • Le manque de données brutes

Les données brutes concernent la description précise des composants qui interviennent dans la fabrication d’un produit de consommation, l’énergie nécessaire à l’élaboration de chaque composant et celle nécessaire à leur transformation finale.

Dans la filière du BTP ces données sont majoritairement transmises par les agents économiques et plus rarement par des laboratoires indépendants. Par exemple, les données brutes relatives à la fabrication du béton sont fournies par les cimentiers. C’est à partir de ces données que sont élaborés les modèles d’impact environnemental d’un bâtiment.

Ces données brutes sont sérieuses car elles sont soumises à une chaine de responsabilité, mais sont-elles totalement impartiales et objectives ?

C’est une vraie question et il n’existe pas de structure capable d’y répondre de manière exhaustive.

La promotion et le financement d’organismes indépendants de type universitaire ayant vocation à nourrir des bases de données objectives sur la nature des produits est indispensable pour garantir la fiabilité des modèles environnementaux.

  • Un modèle environnemental peu fiable et incomplet

Ces données brutes forment la base pour nourrir des modèles environnementaux. Ces modèles analysent les interactions entre les données brutes et notre écosystème planétaire.

Ces modèles sont aussi très souvent fournis par les industriels eux-mêmes ou par des organismes qui les ont créés. C’est le cas par exemple des Fiches de données sanitaires et environnementales qui constituent la base de données INIES, la plus utilisée pour établir les impacts environnementaux d’un bâtiment.

Au-delà de leur fiabilité, on peut aussi déplorer que ces modèles soient essentiellement élaborés pour évaluer les émissions de GES.

Nous disposons donc de modèles environnementaux qui n’explorent qu’un seul volet de l’impact environnemental d’un produit à savoir l’émission de dioxyde de carbone (eqCO2). Or un modèle environnemental ne peut pas être considéré comme complet s’il n’étudie pas l’ensemble des interactions entre les composants d’un produit de consommation et l’ensemble des biotopes (eau, air, sols, biodiversité) avec lesquels il interagit.

3. Erik, vous évoquez les matières geosourcées comme une des alternatives aux matériaux de construction dérivés du pétrole. Ne faut-il pas aussi inclure le réemploi et le recyclage parmi les gisements mobilisables pour une transition bas carbone ?

Erik Mootz : Notre production quotidienne de déchets constitue un gisement considérable. Le secteur de la construction est le premier producteur de déchets en France avec 247 millions de tonnes par an. En théorie, notre capacité à transformer ce gisement en matériaux de construction propose un modèle environnemental pertinent. Toutefois les expériences récentes montrent deux limites principales à cet exercice.

D’abord, le cout environnemental du recyclage est de manière générale équivalent à celui de la production initiale. Par exemple le recyclage du polystyrène consiste à réinjecter les déchets dans le processus industriel de sa production initiale, sans moins-values d’émission de GES. Et c’est à ma connaissance la même chose pour le recyclage de l’acier, de l’aluminium ou des PVC.

Ensuite, le recyclage d’un produit ne se substitue pas à sa production initiale. La production d’aluminium recyclé n’a pas eu d’incidence à ma connaissance sur la production d’aluminium non recyclé. Il n’y donc généralement pas d’effets de remplacement qui offrirait un gain environnemental intéressant.

Mobiliser des produits de recyclage pour la construction de bâtiments est donc pertinent d’un point de vue environnemental à condition que les produits recyclés soient issus d’un processus très peu émissif de type « cradle to cradle » labellisé C2C. Des expériences ont déjà été menées en ce sens. Notre agence conçoit actuellement un projet d’école de design à Paris dont la totalité des planchers et des cloisons pourra être réutilisée pour différents usages avec un minimum de transformation. Pour cela nous avons privilégié le bois et des assemblages mécaniques favorisant le démontage au détriment de la démolition.

4. Comment l’architecture, Erik, et la recherche, Bruno, peuvent-elles contribuer à une réforme de l’industrie du BTP et favoriser un changement d’habitudes des occupants des bâtiments ?

Erik Mootz : La collaboration de chercheurs et d’architectes permet la production de modèles et de prototypes dont la promotion peut intéresser des industriels. À ce titre, le modèle de collaborationentre le laboratoire Tomonari Yashiro, de l’institut des sciences industrielles de l’université de Tokyo, le centre de recherche Même Meadows et l’architecte Kengo Kuma est exemplaire. Il a permis la construction de prototypes expérimentaux en partenariat avec des industriels. Reproduire ce modèle de partenariat en France permettrait la collecte de données environnementales précieuses pour faire évoluer notre manière de concevoir et de construire.

Bruno Peuportier : Les scientifiques contribuent à une réforme de l’industrie du BTP en développant des outils de mesure des impacts sur la base d’évaluations quantifiées. La recherche incite ainsi les industriels à produire des données plus fiables et à améliorer le bilan des produits de construction. Les concepteurs peuvent alors optimiser leur projet en fonction du climat et de l’usage du bâtiment. Les impacts environnementaux d’un bâtiment dépendent beaucoup du comportement des occupants. La quantification de ces impacts peut donner lieu à des actions de sensibilisation. La recherche concerne également l’étude d’innovations technologiques, et de stratégies de gestion permettant par exemple de réduire la demande d’électricité en période de pointe et de mieux tirer parti des productions renouvelables. L’étude de protocoles de mesure et de vérification constitue également un axe de recherche en vue d’améliorer les dispositifs de garantie de performance.

Retrouvez Bruno Peuportier le 1er octobre à 12h30 à l’occasion de la conférence « Réduire, c’est gagner : les nouveaux professionnels de la performance énergétique » avec Aymeric Tissandier, Pierre OberléStéphanie Derouineau. Cet événement est organisé dans le cadre du festival Building Beyond de Leonard, en partenariat avec le lab recherche environnement.

Pour aller plus loin
Chercheur
Bruno Peuportier
Directeur de recherche
MINES ParisTech
CES
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